La dame du spa m’a dit qu’il fallait d’abord aller en bas, pour le premium.
C’est l’un des meilleurs spas de Bordeaux, en plein triangle d’or. La lumière y est tamisée, les esthéticiennes ont toutes les cheveux tirés en un chignon parfait, un teint de rose et une manucure impeccable. Les clientes sont des femmes chics, un peu bobos mais toujours bien coiffées – même après les soins. La plupart sont des habituées qui viennent se ressourcer au spa dès que quelque chose ne va pas ; un peu comme moi qui fuis chez Auchan dès que le bordel de la maison devient trop pesant.
On est bien toutes pareilles, finalement.
Ici, tout le monde parle à voix basse, d’un air emprunté, même les rires sont discrets. Les clientes évoquent leur morning routine, cette petite crème de jour à l’extrait de figue qui donne un coup d’éclat immédiat – si on pense à appliquer le sérum artichaut juste avant, uhuhu, évidemment. Elles ont des sourires entendus, acquiescent en un clin d’œil, elles disent des choses comme : Comment allez-vous depuis la dernière fois, Non pas le gommage aujourd’hui, Oui comme d’habitude avec Elsa ; et surtout, surtout, elles savent ce que c’est que le premium, elles.
Moi, non.
Comme je ne voulais pas avoir l’air trop tarte au milieu de ce grand monde, j’ai feint la surprise.
« Ah oui, j’ai le premium aussi… ? »
La dame m’a regardé d’un air interrogateur, je l’ai regardé d’un air coupable, elle m’a regardé d’un air compatissant… et fort heureusement, elle a compris. Le genre d’accident qui doit arriver à d’autres, des non-habituées comme moi, qui ne sont là que parce qu’on leur a offert un bon-cadeau, un soin post accouchement ou un rituel spécial 40 ans soin anti-rides-anti-cernes-revitalisant.
Avec la délicatesse de celles qui savent mais ne disent rien – on ne met pas les gens mal à l’aise dans ces endroits-là – l’hôtesse m’a subtilement présenté le premium : « L’accès au hammam et au sauna se fait par là, vous avez 1 heure pour en profiter avant votre soin – est-ce que ça ira pour votre organisation, une sortie vers 16h ? »
J’ai hoché la tête affirmativement – évidemment que c’est bon ma poule, je bosserai de 1 à 2 du mat’ à la place, j’ai l’habitude, c’est ça d’être free, tsé. Non, ça, ce n’était pas un souci, vraiment. Ce qui m’inquiétait plus en revanche, c’était l’aspect logistique du premium.…
J’étais sur le point de demander si le sauna à poil, ça ne posait donc pas de problème ? Quand la dame m’a à nouveau sauvé de cette question somme toute assez déplacée : « Nous pouvons vous proposer un maillot de bain, si vous n’avez pas pris le vôtre ? » J’ai regardé autour de moi, un peu paniquée – ça va chercher dans les combien un maillot de bain ici ? – mais une fois de plus, je n’ai pas eu à formuler mon inquiétude : « Son prix est de 14 euros. »
J’ai pensé : « 14 euros, je vais avoir le modèle jetable à ce tarif-là » mais je n’ai rien dit, suffisamment embarrassée que j’étais déjà, d’avoir oublié ce basique de spa.
L’esthéticienne m’a ensuite accompagnée dans l’antre du spa, en premium.
Elle m’a tout expliqué en détail, longuement, très longuement, probablement consciente que ce serait plus compliqué pour une cliente comme moi. Elle a bien insisté sur la fermeture de la porte du hammam. J’ai acquiescé, ravie de cette attention écologique, j’ai failli lui sortir mon laïus sur les fuites d’énergies… et j’ai laissé tomber quand elle m’a répondu « alarme incendie. »
Elle m’a enfin montré les vestiaires, le casier à code, le peignoir et le slip jetable ; et m’a précisé qu’elle viendrait me chercher, avant de s’éclipser.
Une fois seule, j’ai enfilé le maillot, qui contre toute attente, était fait de vrai tissu ; et je suis passée au hammam, un peu fébrile : et si je déclenchais le détecteur de fumée ? J’ai fermé la porte 7 fois, pour être sûre : c’est vrai qu’il y avait beaucoup de vapeur, je ne voyais plus mes pieds. J’ai rejoint le banc à tâtons, en priant pour ne pas m’asseoir sur les genoux d’une autre cliente, mais heureusement, j’étais seule. Je suis restée quelques minutes, pas très longtemps. C’est que je n’ai pas l’habitude de suer sans rien faire, ça m’a un peu perturbé, alors je suis sortie et je me suis installée dans le petit salon.
Là, j’ai eu le bonheur de découvrir ce magazine que l’on ne trouve que dans les endroits chics – probablement parce que son contenu très premium lui aussi ne s’adresse qu’à l’élite : « Bordeaux Madame. » Bordeaux Madame, c’est une sorte de Vogue Girondins, dans lequel des dizaines de pages de pub précèdent de formidables reportages en immersion : l’ouverture du salon l‘Hair2rien, l’inauguration de l’agence Immo2lux, la soirée de gala de la boucherie Cheval et fils… Toute la vie du gratin bordelais y est documentée, à grand renfort de photos légendées avec nom, prénom et fonction des convives, dans le plus pur style Festival-de-Cannien.
J’ai passé un certain temps à scruter ces visages, ces sourires forcés, ces coupettes portées haut avec l’air de connivence de rigueur ; et cette ironie palpable dans les yeux de ceux qui font semblant de trinquer avec toi au travers de l’objectif ; oui, avec toi, pauvre cruche qui n’aura jamais accès qu’à la version papier-glacé de l’apéritif de la concession Ramirez.
À cet instant, je me suis demandé si un jour, moi aussi, j’aurais ma photo dans Bordeaux Madame ; et, en regardant les fauteuils moelleux, la petite table avec les mini bouteilles 10cl d’eau minérale gracieusement offertes par mon spa de luxe ; je me suis sentie encore un peu plus proche du but. Alors, pour fêter ça, j’en ai attrapé une, j’ai fait sauter le bouchon et, à mon tour, j’ai trinqué avec une certaine Marie-Edwige De La Garantière – Consultante coloration chez Saint-Clair Coiffure, en me promettant de tout faire pour qu’un jour nos verres s’entrechoquent pour de vrai, sous les flashs des plus grands photographes de la ville.
Puis je suis passée au sauna...
Comme j’étais très excitée à l’idée d’avoir bientôt ma trombine dans le bottin du gotha bordelais, il a fallu que je fasse un effort pour retrouver ma sérénité, mon « ici et maintenant », bref, pour que je me calme. Je me suis assise en m’intimant « bon, maintenant tu te détends » ; mais j’avais le cœur qui battait à cent à l’heure, et aussi, un peu chaud.
Je me suis dit « Allez quoi, fais un effort. » Je me suis allongée, j’ai fermé les yeux : c’était le moment parfait pour faire un peu de méditation de pleine conscience, mais il faisait vraiment chaud, très chaud, trop chaud ; et la seule pensée qui me venait, c’était le Pakistan. Au début, je me suis dit qu’ils faisaient chier ces cons à me gâcher mon instant méditatif au spa, mais très vite, je suis revenue à la raison.
Je me suis dit « Putain mais quelle horreur, les mecs ils vivent là-dedans depuis des semaines » ; j’ai pensé réchauffement, capitalisme, monde de merde, et je suis sortie.
J’ai quand même regardé la température affichée à l’entrée du sauna : 78°C, et ce monde capitaliste m’a semblé beaucoup moins merdique d’un coup. Après tout, au Pakistan il ne fait que 50, 28 degrés de moins ; franchement, ça va quoi.
Je me suis enfin allongée sur les lits de bain, et j’ai fini mon heure de premium en regardant les poissons colorés d’un aquarium géant – enfin, d’un écran géant avec un film d’aquarium dessus.
J’attendais que la dame vienne me chercher, quand je me suis rappelée qu’elle avait parlé de douche et de mettre le slip jetable dans la poche du peignoir avant le soin. J’ai eu une petite hésitation : fallait-il que je reste nue sous le peignoir pour monter jusqu’à la salle de soin ? Je me suis rincée et je suis retournée au vestiaire, avec une idée derrière la tête.
J’ai enlevé le maillot à 14 euros, et là, j’ai enfilé ma culotte.
Oui, oui, la vraie, pas la jetable, qui elle, était toujours au fond de ma poche, bien pliée dans son étui plastique. Pour aller jusqu’au bout de mes convictions, je l’ai même remis dans la corbeille à slip jetable. Quand on est écolo comme moi, on ne gâche pas.
J’avoue m’être sentie très audacieuse, voire un peu dissidente. J’ai longuement hésité à virer mon slip et à me résoudre à enfiler celui en papier, en me disant que j’allais surement passer pour une junkie, mais j’ai tenu bon. Je l’ai fait beaucoup pour la planète ; un peu parce que doutais de l’intérêt du slip jetable pour un soin visage, aussi.
La dame est arrivée. J’ai demandé si on y allait, mais elle m’a dit non, on discute d’abord. Là, j’ai eu un peu peur de me faire gronder pour le slip – peut-être qu’il y avait des caméras de surveillance dans le vestiaire ? Mais en fait non, elle voulait juste me parler de ma peau. Elle m’a demandé comment je la sentais en ce moment. J’ai dit « Comment je la sens ? » elle m’a dit « Oui, est-ce qu’il y a des problèmes particuliers ? » et j’ai immédiatement pensé à mon acné persistante, aux crises de nerfs devant le miroir, aux rides qui se creusent et aux taches de soleil, alors j’ai répondu « Non, franchement ça va bien en ce moment. » Je la sentais venir ; on ne me la fait pas, à moi ! Je n’avais ni l’envie ni les moyens de repartir avec 12 crèmes et masques pour chacun de mes problèmes de peau.
Évidemment, la dame n’a pas été dupe.
Elle a pointé un doigt accusateur sur ma joue en fronçant les sourcils. Elle a pressé légèrement, a refait ça à 3 ou 4 endroits de mon visage, et, enfin, elle a donné son verdict. « Peau mixte manque d’hydratation rides et ridules quelques taches… Vous faites des soins chez vous ? » Je ne sais pas si les masques de Cicalfate prodigués par mes enfants comptent, mais j’ai répondu « Oh oui j’en ai plein » alors que je n’en ai plus aucun depuis bien longtemps.
Évidemment, elle m’a demandé quoi, quand, comment, avec un ton d’institutrice ; et j’ai bien senti que j’allais me faire engueuler. J’ai dit que je ne me souvenais plus des noms, elle m’a dit des masques, des sérums, des crèmes, des gommages ? J’ai dit « heu oui un peu de tout ça », elle n’a pas eu l’air de me croire ; j’ai ajouté timidement « Oui enfin quand j’ai le temps », elle a compris que je mentais, j’ai fait mine de m’excuser, elle m’a regardé sévèrement en hochant son index « Il-faut-nettoyer-gommer-hydrater tous les jours à votre âge ! », alors j’ai baissé les yeux et elle m’a dit « Ça ira pour cette fois, allez on y va.«
Arrivée dans la cabine de soin…
J’ai été soulagée, parce qu’il faisait presque complétement noir, et qu’elle ne pouvait pas voir ma mine déconfite. J’avais les larmes aux yeux, et un peu peur qu’elle découvre ma fraude au slip jetable, aussi. Heureusement, elle est sortie quelques instants pour me laisser m’installer, je me suis allongée sous la serviette, et j’ai fermé les yeux.
Il y avait une musique de fond, une sorte de mix électro – tribal – zen : Jean-Michel Jarre sous Lexomil qui aurait découvert le bâton de pluie et la flûte de pan. Étonnant.
La dame est arrivée, et le soin a commencé. Elle a d’abord fait des petits massages à la crème, qu’elle essuyait toutes les 5 minutes avec des grandes lingettes chaudes. Parfois, elle faisait des pressions avec la paume de la main, d’autres fois elle pianotait sur ma peau avec un doigté qui aurait fait rougir les plus grands pianistes, à tel point que je n’osais plus ouvrir les yeux, terrifiée à l’idée de voir la tête de Petrucciani penchée au-dessus de moi. Elle a ensuite appliqué un produit qui m’a un peu piqué, et elle a frotté comme une dingue. Je me suis dit qu’il fallait bien ça pour ôter les rides et ridules, les tâches et les boutons ; alors j’ai serré les dents, parce que c’était quand même un peu violent.
À cet instant, j’ai eu un peu faim. Enfin, pas moi, mon ventre, qui a émis un long râle plaintif, pile quand Jean-Michel faisait tinter ses clochettes. Pas assez fort toutefois pour couvrir mes gargouillis, dommage. Heureusement pour moi, ça n’a pas duré trop longtemps.
Après le gommage, j’ai encore eu 2 ou 3 crèmes-lingettes, et enfin, un long massage du visage et des épaules. Et ça, c’était super chouette.
Pendant qu’elle malaxait mes trapèzes, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à elle, à son travail. Je me suis dit que ça ne devait pas être facile tous les jours, qu’elle devait passer son temps à donner des slips jetables, à masser des corps dans le noir et à faire attention de ne pas trop gargouiller ; qu’elle devait faire preuve d’une abnégation sans borne pour ne pas s’agacer auprès des clientes rebelles – comme moi – qui sapent tout son travail à coup de masque à la biafine ; et à son dévouement total et indispensable pour celles des soirées de Bordeaux Madame. Je me suis demandé si on lui disait merci, des fois. J’ai pensé que les clientes devaient toutes être mutiques, comme moi à cet instant, qui profitait égoïstement du bien-être qu’elle m’apportait sans rien en dire ; et je me suis dit qu’elle aimerait surement savoir à quel point ses gestes étaient agréables et réconfortants. Je ne savais pas trop comment le lui signifier, alors, sans réfléchir, j’ai émis une sorte de grognement de plaisir. Oui, vous avez bien lu. Un gémissement. Hyper gênant. La dame a toussoté, j’étais pétrifiée ; à peine quelques secondes après, elle a dit « Voilà c’est fini… » et je crois qu’on était toutes les deux très contentes que ça se termine.
En quittant le spa, luisante et décapée comme une armoire normande prête à rejoindre le rayon vintage des Galeries Lafayette ; j’étais é-pui-sée. J’ai pensé aux médias, à leur capacité de toujours tout exagérer. Ils nous gonflent avec le Pakistan – heureusement moins que le burkini mais quand même ; à croire que le monde devrait s’arrêter pour quelques degrés… Entre nous il fait juste un peu chaud là-bas, mais pour l’avoir vécu je vous le dis : rien en comparaison avec un sauna. J’ose donc cette unpopular opinion pour terminer : ne le dites à personne, mais soyons honnêtes, la vie de Bobo Bordelaise est largement aussi compliquée….
12 comments
Mouahaha j’ai eu l’impression de lire mon dernier soin esthéticienne : la nana qui t’engueule, les propositions de produits à la fin, la musique… non mais c’est tellement ça… Merci j’ai bien ri !!!
Je crois que se faire (gentiment) engueuler parce qu’on ne fait pas ce qu’il faut, c’est un basique… perso ça marche aussi chez le coiffeur d’ailleurs 😉
Ouuuuh je reconnais bien là ce merveilleux magazine que j’ai feuilleté il y a quelques temps ! C’est vrai que c’est naze mais j’avoue j’ai eu une photo de moi dedans une fois et j’étais super fière ahah. Tu me fais redescendre là !!
Mais oui, c’est le début de la gloire 😉 Non mais en plus le support est quali et ça fait partie de la culture bordelaise !
J’adore !! Merci le fou rire !!!
Tout le plaisir est pour moi 🙂 Vive les spas !
J’ai bien ri. Je me suis retrouvée ,il y a quelques années, dans le spa d’un grand hôtel parisien….. Tout y est, y compris les esthéticiennes maitresses d’école qui vous donnent l’impression d’avoir 6 ans à la rentrée en CP
Merci ! 🙂 Et oui comme je disais un peu plus haut, je crois que le petit passage « leçon de morale » est un classique… Mais bon, si on faisait tout parfaitement on aurait pas besoin d’aller dans ces instituts alors… 😉
Ahaha j’ai vachement ri, bravo !!
Merci ! Des fois je me dis que je devrais m’en tenir au feel good, mon genre préféré ;-P
Tu nous régales, comme toujours!
Rires de baleines tout en délicatesse, ça me connait!
Ahah je viens de voir ! Pour une fois qu’il n’était pas question de poutre… 😛