Mars 2022, quelque part dans un hôtel en bord de mer.
Petit déjeuner. Tout le monde se sert au buffet. À côté de moi, une jeune femme – la petite trentaine, de mémoire – se prépare des œufs à la coque. Quand soudain, il me semble entendre la série des 3 i qui caractérise mon prénom. i…i…i…. Un peu surprise, je me tourne vers la trentenaire : Heeeu… oui ?
La nana me toise d’un œil torve. Limite aimable.
Visiblement, ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse, mais à son téléphone, et je peux lire dans son regard tout l’agacement de celle qui vient d’être d’interrompue au beau milieu d’une passionnante conversation.
Elle reprend, en appuyant bien sur les premières syllabes, et je crois comprendre que cette insistance s’adresse autant à moi qu’à son interlocuteur artificiel : « DIS – SI – RI… Mets un minuteur de 3 minutes ». Elle tourne les talons – Stan Smith aux pieds, le regard froid – et regagne sa table, celle juste en face du buffet.
Je me sens un peu con.
Je regarde autour de moi pour me donner une contenance, et je tombe nez à nez avec l’énorme horloge qui surplombe la salle, fixée au-dessus d’une bonne demi-douzaine de sabliers de différentes contenances, sur lesquels sont indiqués : coque, mollet, dur. (1)
Je jette un coup d’œil à la fille. J’imagine qu’à ses yeux, l’accessoire est démodé. Sait-elle seulement ce que c’est ? Je me dis qu’elle aurait tout aussi bien pu consulter l’horloge et faire une addition. Ce qui impliquait néanmoins de solliciter son cerveau pendant au moins 3 minutes, pour se souvenir de regarder l’heure… Alors à quoi bon, quand le téléphone peut le faire à sa place… ?!
Ah… le smartphone. Notre 3ème bras, notre 2ème cerveau.
Je me prends soudain à imaginer que par un abominable concours de circonstances, Internet – et tous les accessoires qui vont avec – disparaissent subitement. Wahou. Je suis saisie d’une angoisse. Non, pas possible. Je peux sans problème imaginer la vie sans abeille ni ours blanc (et sans les quelques 2700 autres espèces en voie de disparition (2)), mais PAS sans mon téléphone !
Comment ferais-je, pour raconter à Biquet que j’ai croisé le voisin au supermarché ? Il faudrait que J’ATTENDE LE SOIR pour lui narrer cette incroyable rencontre ?! Mais jamais je ne m’en souviendrais ! Et puis, je ne pourrais plus faire de visio avec Papy chez Orpea, il faudrait que J’AILLE LE VOIR ; il faudrait aussi que je sois à l’heure aux rendez-vous, que je note – ou pire, que JE RETIENNE – les numéros de téléphone ; que je regarde les panneaux pour trouver mon chemin, voire même – enfer et damnation – que JE DEMANDE de l’aide à quelqu’un… Et pour les courses ? Je ne pourrais plus commander mes livres et mes slips sur A mazon, il faudrait que JE ME DÉPLACE en magasin ?! Plus de Net flix pour occuper toutes mes soirées de merde, plus de Gougeule Traduction pour comprendre les chansons, plus de météo en direct pour savoir s’il pleut dehors… et bien sûr, plus de blog ni de réseau pour m’épancher – il faudrait donc que JE ME FASSE DE VRAIS AMIS. Je ne parle même pas du travail, évidemment… Bon là clairement, je n’en aurai plus, ou alors juste les cours de développement durable, ceux dont tout le monde se fout, et qui n’auraient peut-être même plus lieu d’être avec la disparition d’Internet, si ça se trouve.
En vrai, ce serait horrible. Le retour à la vie d’avant, quand on se passait – on ne sait plus bien comment – de tout ce formidable progrès technologique ; quand il fallait se servir de ses neurones et parler avec les gens. Beurk. Heureusement pour nous, Internet est bien là, et on n’est pas prêt de revenir en arrière. Tant qu’il y a de la croissance au CAC 40, il y a de l’espoir.
Et notre cerveau dans tout ça (hein, notre quoi?)
Il y a quand même un tout petit inconvénient à ne plus solliciter son cerveau comme avant : on devient con la mémoire. C’est d’ailleurs en découvrant l’infographie « SOS mémoire : l’apprentissage des langues aide-t-il le cerveau ? » de Babbel (qui, soit dit en passant, se trouve être la première application d’apprentissage des langues au monde – oui, worldwide, rien que ça), que j’en ai réellement pris conscience…
Platon – ce ringard – estimait déjà que l’écriture était un frein à l’apprentissage. Le pauvre doit se retourner dans sa tombe en nous voyant avec nos téléphones… Car c’est un fait : ils ne nous aident pas vraiment à développer nos capacités d’apprentissage…
C’est ce que l’on appelle l’amnésie numérique.
À force de confier aux outils technologiques tout ce dont nous pourrions nous souvenir par nous-mêmes, nous diminuons effectivement notre capacité mnémotechnique (entre autres.) En d’autres termes, notre mémoire s’amenuise.
Faites donc le test : de combien de numéros de téléphone vous souvenez-vous ? Seriez-vous capable de ne passer ne serait-ce qu’une journée sans avoir recours à votre moteur de recherche préféré ?
Il s’agit donc de faire un peu bosser notre mémoire… Et celle de nos enfants.
Or, il semblerait que les apprentissages, et notamment ceux des langues étrangères, peuvent aider à améliorer la concentration, ainsi que la mémoire. C’est en tout cas ce que nous apprend cette infographie fort complète : de l’aversion de Platon pour l’écriture (coupable de nous enlever une partie de notre mémoire) ; aux curiosités sur les polyglottes, ou encore au langage de l’espace ; elle explore notre capacité à nous souvenir, en soulignant l’aide que peut apporter l’apprentissage d’une ou plusieurs langues.
Des leçons courtes, une nouvelle routine, une répétition différée sont autant de conseils et de pratiques utiles pour aider sa mémoire non seulement avec la nouvelle langue, mais aussi dans toutes les situations de la vie quotidienne. D’ailleurs, de récentes études médicales montrent que l’apprentissage d’une seconde langue peut retarder l’apparition de la démence (tout n’est peut-être pas perdue pour Tata Zinzin, du coup.)
Et chez nous, pour éviter les trous de mémoire, on parle… Occitan.
Non, ne riez pas, je suis très sérieuse. Nos enfants sont – par le plus grand des hasards – tombés dans une école bilingue. Une école bilingue… occitan. Et oui, c’est ce que propose l’éducation nationale en terme de bilinguisme précoce. Ainsi, depuis la moyenne section, les garçons ont la moitié des cours dans cette langue. Adishatz Pairs ! (Ne cherchez pas, même Gougle ne comprend pas.)
Je vous rassure, notre première réaction fût la même que la votre actuellement : mais enfin, pourquoi pas l’anglais ?! Il y a en réalité de nombreuses raisons, comme par exemple la sauvegarde de ces langues régionales dans le patrimoine culturel, le fait de développer précocement les synapses et certains mécanismes d’apprentissage qui bénéficieront à d’autres enseignements, etc. Et pour les enfants, c’est un véritable plus que l’on observe tous les jours : la pratique de cette langue régionale, contrairement à celle de l’anglais par exemple, les aide à assimiler certaines règles de grammaire et d’orthographe, et à comprendre l’étymologie de beaucoup de mots. C’est certes un peu étonnant de les entendre parler patois ^^ mais on a remarqué qu’ils comprennent aussi plutôt bien l’espagnol… Seul désagrément : ils vont bientôt pouvoir communiquer entre eux sans qu’on ne pipe mot à ce qu’ils racontent.
Il faudra donc que l’on se mette à niveau rapidement ^^
D’ailleurs, si un jour je me motive, je ferais un article sur le sujet. L’Occitan. C’est un peu déroutant, mais c’est réellement passionnant. D’ici là, comme Babbel nous rassure sur l’entretien du cerveau grâce à l’apprentissage des langues, on va pouvoir équiper les enfants de smartphones sans tarder. Ce sera plus facile pour les tracer. Pour tout vous dire, on songe même à les pucer… Mais ça, surtout, ne le dites à personne…
Et chez vous, quelles sont les langues pratiquées ?
(1) Garanti 100% histoire vraie
(2) Garanti 100% histoire vraie, bis (malheureusement) : à lire sur France Culture, ces espèces en voie d’extinction
(3) Il y a 2 références musicales dans cet article, les as-tu trouvé ? (Oui ? Bravo) (Tu es vieux) (Surtout pour la première)
14 comments
Ah ah ah, mais tellement ! je ne mange pas d’oeufs à la coque, c’est d’ailleurs uniquement pour ça que je ne me sers pas de mon portable durant le petit déjeuner (hum hum). Mais tu as totalement raison. Je me faisais la réflexion l’autre jour : sans waze, je serais paumée, et je connais par coeur moins de 10 numéros de téléphone… J’avoue qu’à ma grande honte, je ne connais pas par coeur celui de ma propre fille, chair de ma chair… la débandade ma pauvre amie. Encore heureux que je lis quand même beaucoup !
10 ? Mais c’est déjà ÉNORME ! Je connais le mien et celui de Biquet, et je me souviens du fixe chez mes parents. Pas plus. Ah si, je connais mon N° de sécu par cœur (mais personne ne répond quand j’appelle…). C’est flippant quand on réalise tout ce qu’on a délégué au téléphone et dont on se passerait difficilement aujourd’hui. J’ai récemment viré pas mal d’appli qui « me volaient mon temps » : résultat : plus d’une heure de temps d’écran en moins par jour (que je passe sur ordi à la place ahaha) ! J’ose même pas donner le total qui me fait flipper à chaque fois que je le consulte…
Pour autant je ne suis pas certaine d’apprendre l’occitan pour améliorer ma mémoire :-p Je vais plutôt me mettre au sudoku 😉
Je me régale de vous lire à chaque parution d’un article.. tellement dans l’air du temps. J’y apprends un peu des us et coutumes d’une génération qui n’est pas la mienne, mais je fais des efforts !
A très bientôt !
Et moi je me régale de votre commentaire : ça fait super plaisir de savoir qu’on est lu – encore plus par d’autres générations 😉 Merci à vous et à bientôt, avec grand plaisir !
Je me disais exactement ça il y a quelques jours en voyant mon fils avec son téléphone. Il le lache pas. C’est triste. Honnetement je sais pas où on va mais ça fait pas envie 🙁 (je vais lui proposer de se mettre à l’occitan mais pas sure que ça intéresse un ado de 14 an hihihi)
Pas sure effectivement 😉 Et oui ils sont scotchés au téléphone, mais nous aussi… Pas évident de s’en passer maintenant, c’est ça qui est flippant !
OH QUE TU AS RAISON : plus nous sommes accroc, plus nous devenons cons !
les GAFA l’ont parfaitement comppris c’est pour cela même qu’il font de leur mieux pour nous inciter à encore plus de numérique…
Depuis quelques temps déjà je fais des efforts pour me désintoxiquer. De plus en plus souvent je m’arrange pour ne pas avoir le cerveau de poche sur moi, le posant dans une autre pièce ou l’oubliant volontairement à la maison pour une course rapide (oh purée : je peux aller chercher le pain ou les enfants sans avoir mon tel sur moi ?)
C’est terrible, nous sommes tous devenus dépendants en moins de 10 ans… un peu comme le tabac au siècle dernier…. combien de décennies pour comprendre la nocivité de la chose et sortir de l’addiction ?
Merci pour ton article qui remet les pendules à l’heure
(1) pas trouvé les chansons, je suis curieuses de savoir
(2) ici la langue locale est le breton : c’est utile pour comprendre le gaellic mais pas trop pour connaitre mieux le français 😉
C’est tellement ça, quand je me rends compte que je suis partie sans mon téléphone ça me file toujours un gros coup de stress (en général je file le chercher d’ailleurs…) Rien que ça, ça devrait nous inquiéter… Espérons effectivement que les générations suivantes seront plus vigilantes – j’ai l’espoir sans doute naïf qu’ils sauront prendre un peu plus de recul !
Et pour les notes de bas de page 😉 : le titre « j’ai la mémoire qui flanche (je me souviens plus très bien…) » c’est une (très) vieille chanson de Jeanne Moreau – J’ai le souvenir de ma mère fredonnant ça quand elle avait un trou de mémoire 😉 Et la seconde, référence à IAM « Je danse le Mia » (Stan Smith au pieds, le regard froid…)
Merci pour ton mot en tout cas, ça fait plaisir de te lire 🙂
Bises et kenavo !
Je ne connais plus que les numéros de téléphone appris il y a bien longtemps avant les portables !
Et je crois que nos enfants ne sauraient plus du tout se servir d’une carte routière, ni faire un itinéraire…..
Le seul avantage de SIRI pour la cuisson, c’est qu’il te parle – j’ai tendance à faire confiance à l’horloge du four mais ma distraction me fait souvent oublier l’heure H….
Bon après la lecture de ton billet, j’ai une motivation supplémentaire pour me mettre à l’Italien !
Ah oui l’italien ça doit être chouette… ! Bon j’avoue, moi aussi je mets un réveil sur mon tel dès que j’ai un truc au four (ou sur le feu) mais je ne connaissais pas la fonction minuteur et j’ai désactivé siri (rebelle que je suis ahah :-p)
Je note de tester la carte avec les enfants, programme demain les perdre et ne leur laisser qu’une carte pour voir s’ils rentrent 😉
On est complétement accros aux écrans, c’est pas nouveau, mais ça s’arrange pas malheureusement
maintenant c’est les montres connectees ridicules sérieux quand je vois les gens parler a leurs poignets bientôt on les verra discuter avec le petit doigt ! On verra pour la mémoire c’est sur que ça nous aide pas tout ça….
Ah oui les montres… et bientôt les bagues (j’ai vu ça il y a pas longtemps). Honnêtement, je pense que la puce sous la peau n’est plus tellement loin, au point où on en est 😉
Oh cette histoire d’oeuf à la coque ! Mais moi j’aime tellement utiliser les sabliers !
C’est tellement vrai que les Smartphone sont au coeur de nos vies. J’essaye qu’ils le soient pour du mieux. Mais pas pour tout !
J’ai même repris un boulot 100% dans la vie réelle, avec des vraies gens ! Ca change tout !
Pour les langues étrangères, à part celle enseignées à l’école, mes enfants n’en parlent pas d’autres. Anglais pour mon filsd.
Anglais et Espagnol pour ma grande, qui rêve de se mettre au Coréen.
Le retour aux « vrais gens » a été salvateur pour moi aussi ! Je me suis vraiment éloigné des réseaux bien que ce soit compliqué compte tenu de mon boulot, mais je me rends compte à quel point ils sont nocifs et ils me « volent » mon temps, pour en retirer… rien ^^
Et pour les langues, c’est déjà pas mal ! Le coréen a l’air très en vogue chez les jeunes, c’est drôle… C’est le phénomène K-pop peut-être ?! En tout cas c’est chouette d’avoir des envies comme ça !